Jusqu’au milieu du siècle dernier, la société française était relativement homogène, en termes de tranches d’âges, de culture voire de traditions, et de religions. En gros, elle était blanche, catholique, et encore fortement agricole. La décolonisation a marqué l’arrivée de nombreux ressortissants français d’origine ethniques et de traditions variées. L’urbanisation rapide, et l’exode rural, ont entraîné un changement drastique des mentalités, tendant à remettre en cause tabous et traditions ancestrales. Par exemple, les homosexuels, ou les mamans célibataires, n’acceptent plus l’opprobre et la clandestinité. Les personnes handicapées s’affranchissent de la sous-citoyenneté dans laquelle on les aurait naguère enfermés. L’interrogation spirituelle remplace la tradition catholique ou le doute athée par un éventail d’idées et pratiques nouvelles. L’allongement de la durée de vie, dans une France débarrassée des guerres incessantes, favorise la croissance des populations d’anciens, et de plus de cinquante ans en pleine forme, dopés par les pratiques de santé, pas prêts de passer la main.
Cette remarquable diversité est une grande richesse, mais elle provoque aussi de la part de citoyens de moins en moins « prêts-à-porter » une gène accrue, face à une République qui leur semble rigide, peu encline à tenir compte de leurs besoins. Hier, la tradition codifiait de manière précise et inchangée depuis des siècles la place de chacun, et la manière dont doivent être conduites les interactions entre personnes. L’histoire commune des individus et des familles assurait un consensus social implicite. Dans des villes de plus en plus diverses, habitées par des gens venus d’ailleurs, aux tranches d’âges hétérogènes, le lien social ne va plus de soi. Le choc des cultures, autant que la souffrance d’orphelins de leur famille ou de leur village, provoque des comportements agressifs, voire une baisse du civisme. La crispation d’anciens face à des jeunes n’utilisant plus les formules de politesse n’est qu’un exemple des chocs culturels incessants ressentis dans notre société.
Malgré la granularité accrue de la population, les français restent porteurs de valeurs communes, et adhèrent aux principes universels de la république. On peut y voir pour preuve le rassemblement d’une immense majorité de français le 22 avril 2002, quels que soient leurs partis, âge, sexe, origine, orientation sexuelle, situation familiale ou état de santé.
L’enjeu du siècle qui s’ouvre sera pour la République de reconnaître et tirer partie de cette diversité. D’accueillir en son sein tous ses enfants, sans verser dans l’apartheid communautariste, ou s’égarer dans la sclérose discriminatoire. A l’inverse du « melting pot » américain, notre système social ne fonctionne pas avec des communautés séparées, et la République ne mentionne pas sur les papiers d’identité l’origine ethnique de ses citoyens. Les Etats Unis attribuent les crédits fédéraux à des structures communautaires en fonction de recensements comptant le nombre de blancs, de noirs, d’asiatiques, de latinos. Pareille pratique serait intolérable en France.
Comment cependant faire en sorte que chaque citoyen, dans une République éprise d’universalisme, puisse participer utilement à la société sans craindre un traitement défavorable ? Comment assurer l’égalité républicaine entre des populations aussi différentes que les français de souche des quartiers favorisés, et les jeunes issus de l’immigration, parqués dans les banlieues-dortoirs ? Comment éviter les frictions entre des familles ou personnes de religions différentes, et surtout comment s’assurer que la République ne cède pas à la tentation communautaire, en favorisant la majorité, au détriment des minorités ? Comment assurer l’équité, dans une société où les gens sont différents, sans se fourvoyer dans l’erreur de la discrimination positive ?
Pour ceux et celles qui ont la chance d’être nés de familles établies depuis longtemps dans notre pays, ayant fréquenté les bonnes écoles, et qui disposent du soutien de nombreux amis, il peut être difficile, voire agaçant, d’entendre la frustration de ceux et celles qui subissent chaque jour le poids de leur différence. Il peut être tentant de rationaliser les demandes en fourrant tout cela dans un gros sac marqué « communautarisme », et de l’enterrer derechef dans le cimetière des dossiers sans intérêt. Ce serait pourtant une grave erreur, potentiellement lourde de conséquences, à l’heure où toute une génération black blanc beur soupçonne qu’elle vaut mieux que les terrains de sports pour exprimer son potentiel. L’insensibilité ou l’ignorance ne peuvent être la justification de mauvais traitements.
Un citoyen qui souffre de la discrimination, voire de la persécution, ne manifeste pas le moindre communautarisme en réalisant que sa différence en est à l’origine. Lorsqu’un noir, un asiatique, un arabe, un beur ou un homosexuel, ou encore une femme, se voient refuser un travail ou une promotion, voire se font insulter du fait de leur différence, il sont victimes du communautarisme. N’appartenant pas à la communauté majoritaire, il sont rejetés. Il en est de même pour les personnes handicapées que l’on ne veut pas servir dans les magasins. C’est la même chose pour une personne âgée que l’on éconduit sans ménagement, au lieu de la recevoir. Il n’en est pas autrement lorsqu’une personne se voit refuser la pratique de sa religion.
Comment s’étonner que ceux et celles qui s’estiment maltraités cherchent à se faire entendre ? Au nom de quoi les représentants de la République pourraient-ils fermer les yeux sur des pratiques contestables, sans tenter de les corriger ? Faute de remède à cet état de fait, voire voies de fait, les victimes chercheront naturellement à se regrouper pour assurer leur défense, au sein d’associations ou collectifs communautaires. Ce n’est pas en taxant de communautarisme ces citoyens et citoyennes sans jamais les entendre, que le problème s’en ira. Au contraire : à ne pas écouter des gens qui ne demandent qu’à participer utilement à la société, on crée des passionarias dont le but n’est plus que de renverser leurs bourreaux. La sombre défaite de la droite à Paris a moins indiqué un vote communautariste gay, que le point culminant des frustrations de parisiens excédés par l’obstruction d’un régime municipal perçu souvent à tort mais parfois à juste titre, comme sourd à leurs préoccupations. La région parisienne est devenue fortement célibataire, jeune, d’origine ethnique plus variée, avec une importante population homosexuelle dont les 600 000 marcheurs annuels témoignent. Nombre de ces électeurs ont moins voté pour la gauche, que contre ces mairies d’arrondissement qui les accueillaient mal, qui refusaient les certificats de concubinage ou d’hébergement ; contre ce maire qui prétendait ne jamais recevoir les associations ou tenir compte de leurs besoins. Peut-être même sont-ils partis à la pêche, faute de candidats pour qui voter, entre une gauche clientéliste et férue de corporatisme, et une droite encore embarrassée des excés de ses membres les plus extrêmes.
Le Parlement Européen a entamé jusqu’en 2006 un programme visant à éliminer les discriminations. C’est l’occasion ou jamais pour la France de réinventer son idéal d’égalité, et de fraternité. On ne peut être libre dans un pays qui traite encore ses citoyens de manière différente selon leur origine, leur sexe, leur orientation sexuelle ou leur religion. La droite, qui a su la première ouvrir le vote aux femmes, ou comprendre grâce à Simone Weill que leur corps leur appartenait, doit aujourd’hui continuer le travail. Dans un esprit républicain, elle a le devoir de s’ouvrir sans états d’âme à la riche diversité de la population française.
Déjà, Nicolas Sarkozy a su, à la Loi sur la sécurité intérieure, ajouter l’homophobie comme circonstance aggravante des peines encourues en cas de violence, au même titre que le racisme ou l’antisémitisme (amendement Lellouche). Reste à travailler sur tout le reste : faire en sorte que la société française devienne adulte, et cesse de dénier la pleine citoyenneté à ceux et celles qui sont différents. Qu’au lieu de confronter l’autre par le rejet, elle comprenne la nécessité de créer réellement les conditions d’un authentique droit à l’indifférence qui ne soit pas une pirouette, mais bien la marque du respect et de l’écoute, dû à chaque citoyen. Le droit à l’indifférence n’existe réellement qu’entre français vraiment égaux, à condition que cessent les différences de traitement. Pour cela, il faut avoir le courage d’en débattre, avec nos valeurs, qui sont différentes de la gauche. Les socialistes proposent discrimination positive, quotas (rebaptisés parité), statuts spéciaux et usines à gaz clientélistes régentant le citoyen. Nous devons offrir la vision moderne d’une France ouverte, libérée, neutre à l’égard des origines ethniques, des croyances, du sexe, de l’orientation sexuelle, de l’état de santé. En somme, remplacer la notion archaïque d’une société traditionaliste néo-pastorale aux tabous infranchissables, par un concept moderne de laïcité humaine, un véritable libéralisme pour les individus, une bonne gouvernance, qui s’interdit l’irruption de l’Etat dans la vie privée des citoyens.